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Cool Japon
26 janvier 2016

Chronique de voyage au Japon, à travers sa face cachée

 Conte 15:     Une station perdue, Yôka dans le département d'Okayama

 

 

Départ de l’hôtel à 8 :15.

Départ du train express  « Thunderbird No.14 » de Kanazawa à 9 :03.

Arrivée à Kyoto à 11 :09.

Départ du train express « Kinosaki No.3 » de Kyoto à 11 :25.

Arrivée à Yôka à 13 :22.

Installation à l’auberge à 14 :00.

 

Après avoir consigné nos valises dans un coin de la réception, celles-ci devenant de plus en plus lourdes à cause des souvenirs cumulés, surtout de céramiques, nous avons pris place pour ce dernier petit déjeuner au buffet libre. Le soleil du matin pénétrait tendrement dans la salle à manger. Notre homme d’accueil arpentait toujours, comme tous les matins, dans tous les sens. Philippe vérifiait ses e-mails s’il n’y avait de catastrophes dans le suivi de ses projets confié à ses adjoints. Tout se passait dans un silence feutré. Je lui ai quand même expliqué qu’on aura suffisamment de temps de correspondance à Kyoto pour acheter nos bentos, et que la journée sera cool avec de l’onsen.

 

Comme prévu, le train arriva à la gare de Yôka à 13 :22 pile. Dans une grande place de la gare presque déserte, il y avait une petite station de bus où deux petits bus locaux étaient en stationnement sans chauffeur. Je savais que notre auberge se trouvait non loin de la gare, mais en voiture. Je suis allé au bureau de la compagnie pour me renseigner sur les horaires des prochains bus allant vers notre auberge. Ils ont répondu avec beaucoup de courtoisie et du regret qu’il n’y en a plus. Bref dans ce genre de situation, la courtoisie ne sert pas à grand’ chose. Nous nous sommes vite dirigés vers l’unique taxi qui était en stationnement avec le chauffeur, qui a de suite actionné l’ouverture automatique du portique et du coffre. Assis sur la banquette arrière avec nos gros sacs à dos respectifs sur les genoux, j’observais attentivement le compteur de prix en train de grimper tous les cents mètres avec un bruit mécanique inquiétant.  A l’arrivée à l’auberge au bout d’un quart d’heure, j’ai payé de la caisse commune environ l’équivalent de cinquante euros. Le grand principe de l’offre et la demande était bel et bien valable même dans ce petit bourg campagnard.

 

J’ai demandé au chauffeur de revenir nous prendre dans une heure pour aller à « Tennyo no yu » Onsen. Notre auberge est appelée traditionnellement ryokan (auberge du voyage littéralement).  Le séjour en ryokan requiert une certaine notion préalable. Dans un ryokan, une chambre est toujours occupée par deux ou plusieurs personnes (bien sûr, ce n’est pas un dortoir avec d’autres gens qu’on ne connait pas). Le prix varie donc selon le nombre d’occupants dans une même chambre.  Lorsqu’on voyage seul dans un ryokan, on risque d’être refusé, ou on doit payer un prix fort sauf pour une période hors saison.

 

Notre chambre était scindée en deux parties par deux portes coulissantes à savoir que la première comprenait un petit espace pour enlever les chaussures avec une petite commode pour les ranger, et un petit couloir en parquet avec une porte pour accéder aux toilettes et à la douche, et que la salle de séjour était d’une surface d’environ vingt  mètres carrés  avec un sol en tatami, et un autre petit couloir en parquet juste devant une baie-vitré où étaient rationnellement agencés deux fauteuils, une table, une armoire, et un réfrigérateur.  Au milieu de la pièce en tatami se trouvait une grande table basse avec une thermos d’eau chaude et des ustensiles pour faire du thé vert, et une télévision pour vivre parterre à la japonaise. Philippe a ouvert par curiosité la porte coulissante en papier du grand placard. Il y a trouvé plusieurs paires de futons matelas (Shiki-buton), et futons couverture (Kaké-buton) bien rangés sur les deux étages.

 

Des serveuses de maison viennent prépare les lits lorsque les occupants sont à table pour le dîner, et les ranger lors du petit déjeuner pour remettre la chambre en ordre. Tout se passe discrètement à l’insu des occupants.

 

Par ailleurs, chaque client dispose d’une grande serviette de bain, d’une petite serviette longue en guise du gant de toilette, d’un yukata (appelé généralement en France kimono) de séjour avec une ceinture, et d’une veste pour le yukata. Pour commencer un séjour en ryokan, chacun se change en yukata pour se promener dans l’établissement ou aller aux bains.

 

Philippe s’est changé dès son arrivée en yukata, mais la moitié des tibias était découverte par manque de longueur.  J’ai appelé donc une serveuse pour avoir un autre yukata en XL.

Mais enfin, je lui ai demandé de bien vouloir se rechanger en ses habits civilisés pour aller à « Tennyo no yu » Onsen.  Les thermes où des femmes venant du ciel viennent se baigner est la traduction littéraire de « Tennyo no yu ».

 

Le même taxi était déjà à la porte de l’auberge. J’y suis monté avec une résolution d’un soldat perdu de devoir payer environ cent cinquante euros pour un trajet de trente minutes. Après une petite route départementale, et une plus petite route certainement communale dans des montagnes, le chauffeur accélérait toujours avec un bruit du compteur dont le rythme me paraissait infernal.  Lorsque nous sommes arrivés aux thermes de femmes venant du ciel, je me suis vraiment senti sauvé. J’ai enfin payé de la caisse commune environ cent vingt euros.  Waouh, j’ai réussi à économiser trente euros, pensais-je triomphalement.

 

A l’accueil de l’établissement, j’ai immédiatement demandé les horaires de bus locaux qui pourraient nous rapprocher de notre auberge.  Peine perdue, on m’a répondu qu’il n’y avait pas de bus pour aller en direction de notre auberge.  Lorsque j’allais prendre une autre résolution amère, le patron de « Femmes venant du ciel » m’a proposé de nous ramener en voiture jusqu’à notre auberge. Alors là,  j’ai failli remercier mille Dieux pour cette incroyable providence qui tombait du ciel.

 

Après avoir mis nos sacs à dos  et nos vêtements dans des casiers fermés à clef, nous nous sommes dirigés, avec une petite serviette longue tenue sur une main de manière pudique, vers la grande salle d’eaux pour nous savonner de la tête aux pieds. Il y avait quatre grands bassins à l’intérieur, et deux grands bassins entourés de rochers dans un jardin paysagé à l’extérieur. L’eau chaude de quarante degré était puisée de trois cents mètres sous-terrain.  Posées nos têtes sur des rochers, nous étions assis sur le fond du bassin en regardant vaguement le ciel, de temps en temps, en échangeant quelques mots. Quelques feuilles d’érables se détachèrent en dansant dans un espace infini vers la surface du bassin. Deux heures étaient ainsi écoulées entre des songes dans de l’eau de Tennyo et des discussions terre à terre à l’air libre de l’automne.

 

Devant la porte de notre auberge, nous n’avons pas fini de remercier le patron de « Tennyo no yu ».  La nuit était déjà tombée. Le grand hall d’entrée était éclairé avec des lumières tamisées. Des silhouettes en yukata s’y croisaient dans une atmosphère de détente. Le staff d’accueil nous a salués avec un sourire complice comme si nous étions un membre de leur famille. Comme nous avions une bonne heure avant le dîner commandé à dix-huit heures trente, nous sommes entrés sans but précis dans des magasins de souvenirs tenus également par ce même ryokan. Il y avait plusieurs variétés de saké local, des poissons séchés, des crabes séchés, des poulpes séchés,  des algues séchés, des légumes de montagne macérés, des spécialités de gâteaux locaux, des épices avec du yuzu, ou pleins d’autres. Bref, ce fut certainement un bazar de bizarrerie pour l’homme de la rue en France ou peut-être de merveilles pour mon compagnon de voyage.  Nous en sommes sortis finalement avec plein de sachets portés à chaque main.

 

Nous sommes entrés en yukata dans la salle à manger à dix-huit heures trente pile. Notre table était déjà préparée avec les ustensiles pour le Shabu Shabu, et des légumes frais assortis, des champignons shiitaké ou d’autres variétés, et des cubes de tôfu. Comme nous restions deux nuits à cette auberge, j’avais préalablement commandé deux menus différents à savoir du Shabou Shabou pour le premier dîner, et du Sukiyaki pour le deuxième.

 

La région de Yôka était autrefois appelée « Tajima ».  Il en existait une spécialité de taureaux de saillie depuis le début du 8ème siècle. D’après le livre de l’histoire « Shoku-Nihongi » édité en 797, les bovins étaient aussi utilisés dans le pays de Tajima comme un moyen du transport, du labourage, ou une nourriture. Bien que les Japonais ne fussent pas chasseurs dans leur histoire, une petite minorité de la population mangeaient de la viande par tradition ou par nécessité. Le Shabou Shabou, ou le Sukiyaki sont des plats de viandes que les Japonais d’aujourd’hui raffolent comme un repas extraordinaire. C’est pour cette raison historique que notre auberge servait des plats de viandes au dîner au lieu de plats de fruits de mer.

 

Le Shabou Shabou est un plat de viande de bœuf harmonieusement persillée comme un motif géométrique, qui est taillées en très fines lamelles.

 

Au milieu de la table, une grosse marmite plate vide est posée sur un réchaud à gaz. Une serveuse nous apporte un grand pot de bouillon préparé d’algues Konbu et de l’eau. Elle verse le bouillon dans la marmite et allume le gaz. Lorsqu’il devient frémissant, elle met successivement des carottes coupées en rondelle fine, des poireaux et des choux de chine coupés en dix centimètre de longueur, des champignons Shiitaké, des tôfus coupés en cube, et à la fin des feuilles de chrysanthème.

 

Lorsque tous les ingrédients végétaux sont mis dans la marmite bouillante, chacun prend quelques lamelles de bœuf persillées avec ses baguettes, et l’y trempe environ dix secondes afin que la viande reste mi cuite.

 

Par ailleurs, chacun dispose de deux sauces différentes dans des petites assiettes ; une sauce Ponzu préparée avec  de la sauce de soja et du jus de yuzu, une sauce Gomadalé préparée avec du bouillon de Konbu, de la sauce de soja, du jus d’ail, et de la pâte de sésame.

 

Philippe trempa deux lamelles de viande bien fumantes dans la sauce gomadalé et les mit dans sa bouche. «Ca fond dans la bouche », s’extasia-il.  Il enchaina deux fois de suite le même mouvement de baguettes, puis il vida sa pinte de Namachû d’un trait. J’ai appelé une serveuse pour en commander deux autres.  Après une cure thermale dans de l’eau volcanique de quarante degré, nous avions soif. Chaque gorgée de bière était ressentie comme un ruisseau qui passait entre des rochers chauffés au soleil.

 

A deux heures de route de Yôka en pleines montagnes, Tadao Ando a construit un musée appelé le musée pour la culture du bois. Le bâtiment principal a une forme d’un cylindre en bois à la paroi intérieur avec le diamètre de vingt-deux mètres, d’un demi- cône tapissé en bois à la paroi extérieur avec le diamètre de quarante-six mètres. L’épaisseur au sol de vingt-quatre mètres et la hauteur de dix-huit mètres constituent donc l’intérieur du musée dont l’ossature est faite de soixante-quatre piliers et de quatre cents trente-six traverses en bois de cèdre local avec une lucarne circulaire au plafond entre le cylindre intérieur et le demi-cône extérieur. L’effet visuel de la structure fait penser à des arbres poussant vers le soleil. Par ailleurs, l’intérieur du cylindre est à ciel ouvert avec des jaillissements d’eau au sol qui suggèrerait de la vie naissante.

 

Du parking du musée, une passerelle en béton monte une dizaine de mètres, puis elle tourne à droite à quatre-vingt-dix degré vers le bâtiment pour le traverser complétement, et se prolonge au milieu de la forêt de manière rectiligne à deux cents trente-six mètres de longueur.  Tout au bout, un petit pavillon cubique en béton avec un baie-vitré est disposé aux visiteurs comme une salle de détente, où on peut pique-niquer après la visite au musée.

 

L’esprit du musée est de partager les connaissances (climats, matières, traditions, techniques) sur la culture du bois dans le monde et de reconnaitre la grâce de cette culture. Il rappelle que les arbres sont absolument indispensables pour le bien-être de cette planète, donc pour la vie de ses habitants.  Il y a des maquettes de maisons ancestrales en bois de plusieurs pays, des instruments musicaux ou des ustensiles en bois, un atelier de bricolage de bois équipé de plusieurs machines, et une bibliothèque dotée d’une grande collection de livres sur le bois. Le thème du musée s’articule autour de trois mots : la mer, la forêt, et le soleil.

 

Nous y sommes arrivés avec une organisation compliquée en utilisant plusieurs modes de transport à savoir la navette de l’hôtel jusqu’à la gare de Yôka, un réseau de bus durant quarante-cinq minutes,  puis un taxi jusqu’au parking du musée avec un prix de la demande plus forte que l’offre, bref non sans mal.

 

A l’ouverture du musée à dix heures, nous étions seuls à attendre devant la porte d’entrée. L’été indien tardif faisait sentir son dernier souffle de chaleur. Lorsque nous sommes entrés dans une vaste enceinte circulaire, j’ai eu la sensation d’être dans une forêt de cryptomerias géants qui faisait tamiser la lumière du soleil. J’ai composé une mélodie avec un xylophone indonésienne à la disposition des visiteurs.  Elle retentit à travers des piliers et des traverses qui couvraient le ciel comme dans la profondeur de la forêt indonésienne. J’ai pris mon temps à ma guise pour flâner dans ce musée bâti au fin fond des montagnes de Yôka.

 

Une longue passerelle traversait le bâtiment circulaire par deux ouvertures rectangulaires d’environ huit mètres d’hauteur.  Elle se prolongeait au milieu des arbres à la hauteur de cinq mètres sur l’alignement de colonnes en béton espacées d’une dizaine de mètres. Je marchais seul vers l’extrémité de la passerelle pour me sentir en fusion avec ces montagnes qui commençaient à devenir jaunes-rouges. Philippe était aussi seul loin derrière moi. J’avais l’impression qu’il ressentait la même chose que moi dans ses pas solitaires.

 

Un sentier forestier descendait du bout de la passerelle vers le village où nous avons pris le taxi. Nous nous y sommes lancés sans hésitation d’une part par le souci de l’économie, et aussi par l’enchantement de la découverte de la nature japonaise à travers la forêt. La descente a duré deux heures en passant par une partie touffue de la forêt, une prairie ensoleillée où un beau chalet vide était sur la colline, et des chemins campagnards bordés de susukis (graminés géants).

 

Nous sommes arrivés devant un hôtel moderne mais qui avait l’air de la camelote à cause de la façade extravagante que l’on pourrait même qualifier de mauvais goût. Nous y sommes entrés pour emprunter un téléphone pour appeler l’unique taxi de la vallée. Personne ne répondit à notre salut à l’accueil. Par contre, une odeur aigre-douce de cigarette y flottait. De deux choses l’une, soit l’hôtel était fermé, donc le propriétaire fumait librement chez lui, ou bien il était ouvert, mais dans ce cas, il était hors la loi. Cette rêverie polémique et inutile fut vite interrompue par l’arrivée d’un homme d’apparence agréable. Il nous demanda gentiment ce que nous désirions. Puis, il appela de suite le taxi en tutoyant l’interlocuteur du portable.

 

Le même taxi était là au bout de dix minutes devant l’entrée de l’hôtel. La conductrice d’une cinquantaine d’années nous reconnut avec un sourire familier. Je lui ai dit que cette course ne sera pas longue, juste jusqu’à Hatchikita Onsen, où était le terminus de la navette locale. Qu’importe, elle appuya sur l’accélérateur en me demandant si nous avions fait une bonne balade au soleil. J’avais l’impression qu’elle avait plus besoin de bavarder avec des clients que de gagner quelques yens de plus.

 

Hatchikita Onsen est un lieu-dit dans une impasse que mène une petite route serpentant une vallée escarpée vers les hautes montagnes. Il est aussi connu comme une station thermale de la région. Nous avions environ deux heures et demi jusqu’à la prochaine navette.  Nous sommes donc entrés dans un établissement pour prendre un déjeuner tardif et un bain bien mérité.  Parmi plusieurs bassins intérieur et extérieur, il y en avait un qui s’appelait bassin de « nano-bulles au radon ».  En effet, un gros robinet déversait de l’eau chaude légèrement blanchâtre à cause des très fines bulles. Au début, nous étions un peu hésitants d’y entrer connaissant que le radon est un gaz radioactif. Une explication quasi-scientifique au-dessus du bassin vantant les mérites du radon à dose infinitésimale nous avait poussés à ignorer tout danger de la radioactivité. Puis nous nous sommes dit qu’un pays ultra-sensible à ce fléau ne pourra pas piéger son peuple. Et après tout, tout élément sur terre pourrait être plus ou moins radioactif…..Bref.

 

Nous étions assis dans une navette vide un peu épuisés de la journée sportive, surtout du bain thermal au radon. Mais nous nous sentions  propres avec la peau toute lisse, et rayonnants de bonnes humeurs. Il a fallu seulement quinze petites minutes pour descendre jusqu’à la route départementale où desservait un réseau de bus jusqu’à la gare de Yôka. Le chauffeur de la navette de type débonnaire nous a répété d’attendre le bus juste à côté de l’arrêt, sinon il risquerait de ne pas s’y arrêter. Une longue journée d’excursion s’achevait avec une sensation de faim d’ogres.

 

La consommation de bœuf avait été introduite par des Occidentaux lors de l’ouverture du Japon.  Et dans la même foulée, une recette du sukiyaki avait été inventée à Kôbé (grande ville portuaire près d’Osaka) où un élevage de bovins commença avec des taureaux de Tajima. Les Japonais commencèrent à manger de bœufs surtout pour des grandes occasions comme le jour du salaire, ou lorsqu’ils recevaient des invités d’honneur.  Le sukiyaki était devenu ainsi un plat de cuisine représentatif du Japon pendant très longtemps. Par ailleurs, dans les années soixante, une chanson japonaise dénommée « Sukiyaki song » avait occupé le numéro un du hit-parade du magazine « Billboard » durant trois semaines aux Etats Unis. Ceci dit, la parole n’avait absolument rien à voir avec la recette.

 

La même serveuse d’hier est venue avec un salut souriant pour allumer le réchaud à gaz. Sur la table, il y avait une grande assiette garnie de fines lamelles de bœuf persillé, et une autre avec des ingrédients de sukiyaki comme des poireaux coupés en dix centimètres de longueur, des shiratakis (konjak en gelé haché en fines nouilles), des champignons shiitaké, des cubes de tôfus grillés, des choux de chine, et des feuilles de chrysanthème.  Elle maniait tout ce qui se trouvait sur la table à main d’experte pour nous préparer  le plat; elle mettait, d’abord, un petit morceau de graisse de bœuf sur la grande marmite plate en fonte bien chauffée. Elle le faisait fondre en frottant avec des baguettes longues partout l’intérieur de la casserole.  Une fois bien graissée, elle y a ajouté quelques lamelles de bœuf, puis un bouillon préparé de l’eau, du sucre, du mirin (alcool du riz), et du shôyu (sauce de soja) et du saké.  Au frémissement du bouillon, elle posait délicatement chaque ingrédient dans la marmite de manière à ce que l’ensemble se montre comme un art floral. Elle nous a conseillé de ne pas le laisser cuire trop longtemps. L’esprit de la cuisine japonaise est toujours le même à savoir qu’il faut déguster chaque aliment au goût initial préservé.

 

J’ai touillé un œuf cru cassé dans un petit bol en céramique.  Puis j’ai pris avec mes baguettes une fine tranche de viande mi cuite bien fumante pour tremper dans l’œuf, et je l’ai mise délicatement dans la bouche en tenant le bol dans la main gauche. La viande juteuse enrobée de l’œuf cru se fondait sur mon palais.

 

Philippe a pris un tokkuri de saké chaud (une petite carafe en céramique ou de porcelaine d’environ 360ml) pour me servir dans mon tchoko (petite coupe de la même matière que le tokkuri qui peut contenir juste une gorgée de saké). La politesse veut que lorsque l’on propose un coup, la coupe doit être vidée. Je l’ai donc vidée comme on l’entend, et je l’ai tendue à la hauteur de sa main droite qui tenait la bouteille bien chaude. Un bon saké doit être chauffé au bain-marie à la température de la peau. A mon avis, ce n’était pas le cas pour cette bouteille. La politesse veut également que celui qui a eu une offre doit en rendre une autre. J’ai pris mon tokkuri pour lui en proposer une gorgée. Tantôt nous offrions mutuellement un service du saké au respect de la coutume, tantôt nous piochions par nos baguettes des ingrédients dans la marmite de sukiyaki. Et ainsi de suite.

 

Si le repas en France était linéaire et individuel à savoir qu’il y a successivement une entrée, un plat de résistance pour chacun, le repas au Japon serait souvent un partage de plats entre les convives. Bien sûr, il y a des plats traditionnellement individualisés comme un bol de riz, un bol de nouilles, ou un bol de misoshiru (soupe de pâte de soja), mais différents mets cuisinés présentés d’emblée sur la table sont naturellement  partagés par tous.

 

Il y a quelque temps, j’avais dîné à Paris dans un restaurant qui s’affichait «japonais ».  J’avais commandé comme au Japon un bol de riz, un bol de miso-soupe (misoshiru), et deux plats cuisinés. Je m’attendais à avoir tous les plats en même temps, et je me réjouissais de manger à la japonaise en piochant dans tout ce que j’aurais sur la table.  Un quart d’heure plus tard, un serveur m’emmena un bol de miso-soupe avec une cuillère. Sur le coup, un sentiment de retenue m’empêcha de prendre le bol en main. J’avais failli dire que le misoshiru se mangeait alternativement avec du riz, ou d’autres mets. Mais je me disais que cela aurait été vexant de faire une leçon pareille. Bref, à Rome, il faut manger comme à Rome.  J’ai pris donc le bol pour manger la miso-soupe avec la culière. J’étais tellement frustré, à vrai dire, de ne pas pouvoir déguster à ma guise une bouchée de riz, une gorgée de misoshiru, et un morceau de mets cuisinés que je m’étais décidé de ne plus revenir dans ce restaurant avant même que je finisse mon repas. Bref ce fut une expérience enrichissante de manger japonais à la manière linéaire.

 

Les Français prennent traditionnellement le déjeuner comme le repas principal de la journée. Ce serait certainement plus raisonnable de bien manger au milieu de la journée que de s’empiffrer de bonnes choses le soir. Cela dit, les Japonais ont une approche différente devant chaque repas journalier. Ils ont besoin d’être libérés du travail pour pouvoir enfin s’assoir devant un repas principal. Le déjeuner n’est donc qu’une pause mécanique pour s’alimenter en quelques minutes dans la continuité de la journée. Il n’est pas question, non plus, d’y consommer de l’alcool, y compris de la bière. Le respect du travail, ou plutôt de la règle sociale est avant tout sacré dans leur conscience collective. Il y a longtemps, une Première Ministre française avait dit que les Japonais travaillaient comme des fourmis. Mis à part le côté péjoratif de l’expression, elle n’avait pas tort de souligner un conformisme de ce peuple insulaire, un peuple qui a toujours dicté par lui-même  son propre histoire sans connaitre aucune forme de colonisation par les pays tiers.  Cependant, ce n’est surement pas un conformisme de masse qui s’enchaine à l’identique, mais c’est une discipline de marathoniens où chaque coureur  pousse soi-même à surpasser la limite tout en se fondant dans la masse.     Il y a une lutte perpétuelle contre soi-même dans la solitude.

 

Le déjeuner est donc sacrifié dans le rythme quotidien de chaque japonais. Ceci dit, je ne suis pas en train de dire que les Japonais mangent n’importe quoi au déjeuner.  Ils mangent en un quart d’heure, mais la qualité du déjeuner est aussi sacrée. Il y a donc milles variétés de plats de déjeuner, y compris des bentos.  Ils n’ont pas peur de faire une queue devant un restaurant. Ils savent qu’au bout de quelques minutes, ils seront installés à l’intérieur.  Puis un serveur vient chercher une commande dans la queue pour écourter le temps d’attente. Le flux tendu n’est pas une terminologie valable seulement dans les usines d’automobile, mais également dans la vie quotidienne des Japonais. Car notre système social est toujours animé par un souci de ne pas déranger les autres (méiwaku kakénai).  Il n’y a pas des gens qui s’éternisent à table au déjeuner pour ne pas déranger le flux tendu.

 

 

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